A n’en pas douter, Emmanuel Macron brouille les pistes… comme il embrasse toutes les chapelles. Jusqu’à l’absurde diront certains, décontenancés par une pensée politique mouvante mais efficace.
Car le phénomène est plus complexe qu’il n’y paraît. En effet, quelle autre personnalité aurait pu prétendre sérieusement à l’investiture présidentielle avec moins de trois ans de notoriété publique derrière lui ? Qui connaitrait une telle affluence dans ses meetings tout en devant son ascension au président le plus impopulaire de la Ve République, ancien Ministre d’une économie destructrice d’emplois lorsqu’il en avait la charge (A son arrivée au gouvernement, le pays comptait 3,415 millions demandeurs d’emploi de catégorie A ; ils étaient 3,506 millions au moment de sa démission) ? Quel candidat, issu de la banque et de la haute administration publique dans un pays rejetant chaque jour un peu plus ses élites, soutenu par aucun camp et attaqué par tous, arriverait à percer à ce point en dépit de dérapages de poids, depuis les « illettrées » des abattoirs bretons au tee-shirt des grévistes de Lunel ?
Un tel scénario aurait relevé, il y a encore peu, de la science-fiction de mauvais goût. Et faire de cela un phénomène purement médiatique ne suffit pas à en comprendre les ressorts profonds, ni le fait qu’après avoir séduit les directeurs de rédaction et les milieux dirigeants, c’est-à-dire – osons le mot – le « microcosme parisien », le candidat d’En Marche se lance aujourd’hui avec succès à la conquête d’un électorat plus provincial et populaire avec lequel il semblait partager si peu.
Pourquoi Emmanuel Macron, finalement ? Et comment ? Ce qu’il évoque, ce qu’il symbolise, ce qu’il soulève comme dynamiques actuelles, ce sont encore ses électeurs potentiels qui nous le racontent le mieux.
Emmanuel Macron n’est ni à gauche, ni à droite, ni France d’en haut ni France d’en bas : il est partout.
Il y a près d’un an, en avril 2016, Nathalie Kosciusko-Morizet dénonçait le « ni de droite ni de gauche » d’Emmanuel Macron en se disant « et de droite et de gauche » personnellement, seule condition selon elle pour rassembler la France « de Léo Ferré à Michel Sardou » (Nathalie Kosciusko-Morizet dans Le Monde du 17/04/2016).
Sans le savoir, l’ancienne Ministre de l’écologie apportait ainsi une très bonne analyse des soutiens actuels d’Emmanuel Macron, dont la popularité est aussi forte à gauche qu’à droite, dépassant largement le centre de l’échiquier politique : dans le dernier sondage Viavoice pour Libération, il est ainsi considéré comme un « bon Président de la République » par 49 % des sympathisants socialistes, 50 % des sympathisants écologistes, 61 % des sympathisants du Modem, 53 % des sympathisants LR et même un quart (25 %) des sympathisants du Front National. Auprès des électeurs qui ne se reconnaissent dans aucun parti, et donc les moins politisés, 33 % le voient comme un bon Président potentiel.
Certes, une telle « triangulation » gauche-droite n’est pas nouvelle. Alain Juppé, Manuel Valls, François Bayrou, Dominique Strauss-Kahn ou même Michel Rocard ont également su par le passé se faire apprécier des « deux camps ». Et pourtant à chaque fois ce phénomène ne tenait pas sur le long terme, soit à l’épreuve d’un pouvoir usant les popularités, soit à l’approche d’une campagne électorale polarisant les électeurs, qui finissaient par revenir consciencieusement dans leurs familles respectives. Michel Rocard en avait perdu sa deuxième gauche, Alain Juppé sa droite, François Bayrou ses élus passés à l’UMP pour sauver leur existence politique.
Emmanuel Macron, pour l’instant, tient bon. Et profite même de la campagne actuelle pour gagner des « parts de marché ». Auprès de sympathisants de gauche séduits ou simplement résignés au « vote utile ». Auprès d’électeurs peu politisés et volontiers abstentionnistes qu’il contribue à remobiliser. Et auprès d’électeurs de droite et du centre qui s’interrogent sur le projet « radical » de François Fillon, et – depuis le « Penelope Gate » – sur l’honnêteté revendiquée du candidat LR.
Surtout, Emmanuel Macron a su depuis le début d’année engranger des soutiens auprès des salariés, vers lesquels une grande partie de son programme est axé : retraite à la carte, temps de travail modulable selon l’âge, suppressions des cotisations maladie et chômage… Un mouvement exactement contraire à celui que connaît François Fillon, dont les mesures radicales séduisent davantage les électeurs qui n’en auront pas à faire les frais : les dirigeants d’entreprises, les professions libérales et les retraités. C’est-à-dire une France bourgeoise et conservatrice qui l’a élu à la Primaire.
Or, parmi cette « France du travail », partiellement conquise par Nicolas Sarkozy en 2007 mais que l’actuel candidat LR peine à mobiliser, ce sont auprès des employés et ouvriers qu’Emmanuel Macron a le plus progressé ces derniers temps, alors qu’il était jusqu’ici surtout apprécié des cadres.
Emmanuel Macron est le candidat issu du système mais perçu comme capable de le renverser.
Au-delà des différents électorats, la progression fulgurante d’Emmanuel Macron s’explique par deux facteurs inédits :
– Une recomposition majeure de la vie politique française, accentuée par les primaires. La « prime à la radicalité » a fonctionné dans les deux camps, installant à droite un François Fillon alliant conservatisme et politiques « ultralibérales », et à gauche un Benoît Hamon qui a certes su réinventer une nouvelle pensée de gauche, mais en laissant de côté et la valeur travail (à travers la proposition sur le revenu universel) et la social-démocratie. Dans ce contexte, Emmanuel Macron s’engouffre et investit des valeurs politiques qui ont su montrer leur efficacité. En se proclament « candidat du travail », il s’oppose en réalité au « candidat de la rente » (François Fillon) comme à celui du « farniente » (Benoît Hamon) ; et en s’estimant candidat des « progressistes », il compte balayer la « droite conservatrice » et la « vieille gauche » dans un même mouvement.
– Parallèlement, une formidable « révolte électorale » en Occident, dont les plus forts retentissements ont été le Brexit et l’élection de Donald Trump. Désormais tout est possible, tout « doit » redevenir possible pour les électeurs. Eux qui s’étaient résignés dans les années 2000 au délitement du clivage gauche-droite et aux politiques de « bon sens » (dérégulation, libre-échange, austérité) sont aujourd’hui en mesure de rejoindre un candidat aux idées éclectiques et même contradictoires, pour peu qu’il paraisse s’opposer au « système » et sache « faire le job ». Sans avoir le même programme que Donald Trump, Emmanuel Macron en partage ainsi le profil : celui d’un homme d’affaires brillant et charismatique qui déclare (enfin) aux électeurs qu’un autre monde est possible.
Enfin le succès d’Emmanuel Macron est celui d’un homme rejeté : par les élites politiques, les partis, la droite traditionnelle, la « gauche bien-pensante » qui n’en voulait pas à ses débuts. Il a réussi, grâce à son « courage » et ses « compétences » perçus, contre tous ceux qui ne croyaient pas en lui. Peu importe au fond que cette présentation des choses soit vraie ou non. Emmanuel Macron est le caillou dans la chaussure d’une élite politique qu’un certain nombre de Français ne supporte plus et souhaite voir balayée.
Emmanuel Macron n’est pas Emmanuel Macron, il est ce que nous voulons bien en faire.
Ainsi Emmanuel Macron séduit car il arrive à être, dans un contexte de recomposition politique majeure, tout à la fois : le candidat de l’espoir et le candidat par défaut, l’expert rassurant et le tribun anti-élite, l’homme qui permettra aux électeurs de droite de se débarrasser une fois pour toute de la gauche socialiste, comme l’homme qui permettra aux électeurs de gauche de gagner une élection ingagnable. Il est celui, enfin, qui permettra aux électeurs abstentionnistes ou tentés par les extrêmes de faire (enfin) gagner un candidat « hors système ». Ce que Marine Le Pen ne réussira jamais tant que s’opposera à elle le plafond de verre du second tour, comme lors des dernières élections régionales.
Emmanuel Macron est devenu ainsi, en très peu de temps et pour une foule de gens aux objectifs distincts, le candidat des possibles.
Depuis le « Penelope Gate », Emmanuel Macron n’a plus qu’un concurrent : son programme.
Face aux derniers rebondissements politiques (victoire de Benoît Hamon dans la Primaire, François Fillon en difficulté face aux affaires), Emmanuel Macron dispose en plus de ses propres atouts d’un indéniable boulevard vers l’élection. D’autant que son positionnement central le sert : plus il sera attaqué plus il s’en sortira renforcé. Si la droite l’attaque, il améliore son image auprès des électeurs de gauche, et inversement. Et les attaques de chaque camp, des socialistes aux républicains jusqu’au Front national et Jean-Luc Mélenchon, crédibilisent son positionnement « hors système ».
Qui peut encore vaincre Emmanuel Macron, dès lors ? Lui-même, devrait-on dire, quand il devra assumer et expliquer ses propres
contradictions, idéologiques et programmatiques. Car à l’heure actuelle son électorat est le plus mobile : il a abandonné les partis traditionnels comme il pourrait y retourner, avec seuls 48 % des personnes souhaitant voter pour lui certains de leur choix, contre 57 % pour Benoît Hamon, 60 % pour Jean-Luc Mélenchon, 63 % pour François Fillon et même 81 % pour Marine Le Pen (Sondage Elabe pour Les Echos et Radio Classique. 1er février 2017).
Et pourtant les questions qu’il aura à trancher, nombreuses, risquent à chaque fois de repousser une partie de son électorat potentiel. Sur bien des sujets. Faut-il aider en priorité les entreprises ou les ménages ? Soutenir les traités de libre-échange ou se protéger des importations ? Réguler le secteur financier ou lui laisser les coudées franches ? Privilégier la croissance ou l’environnement ? Encourager ou décourager l’immigration ? Gouverner avec une majorité de gauche ou de droite ?
Les réponses à ces questions ne sont pas manichéennes, bien entendu. Mais toute campagne arrive immanquablement à un point où les électeurs veulent des réponses simples aux questions qu’ils se posent. Et plus qu’être séduits, demandent à être convaincus.