Un événement majeur vient de s’accomplir. Le nouveau numéro de la revue scientifique Nature révèle que des chercheurs sont parvenus à « couper » la partie génétique responsable de la surdité de la souris. Grâce à « sécateur génétique » inventé il y a quelques années et au nom barbare : le « CRISPR-Cas9 ». Une modification génétique pour traiter une pathologie.
L’humanité va connaître les bouleversements les plus prépondérants de son histoire, mais ne le conçoit pas : nous n’en avons pas toujours la préoccupation, ni la conscience, ni a fortiori la signification. Ce tsunami qui va nous emporter au cours des prochaines décennies recouvre l’ensemble des révolutions (sociétales, anthropologiques) qui vont procéder des technologies futures.
Il va bien au-delà d’un répertoire d’innovations (smart city, usine connectée, nouvelles mobilités, nanotechnologies, biotechnologies, big data, intelligence artificielle, etc.) ; plus encore, il n’est pas réductible à l’une des futures « révolutions industrielles », brillamment analysées par par Jeremy Rifkin puis par Klaus Schwab[1].
Ce qui s’annonce est d’abord un « système technicien », pour reprendre le concept visionnaire élaboré par Jacques Ellul dès 1977 : un ensemble de technologies interagissant entre elles, justifiant réciproquement leur existence, et ayant vocation à croître sans limites.
Ce qui s’annonce est également une transformation radicale de nos vies quotidiennes, non seulement en société, mais également en termes anthropologiques. L’idée d’humanité augmentée par la convergence homme-machine, l’intelligence artificielle altèrent les frontières entre l’humain et le non-humain, entre la vie et la mort.
La première signification de cette grande mutation est celle du sacre de la technologie considérée comme une promesse d’avenir. Une technologie qui, à la faveur d’une foi collective (ou d’une illusion collective) autoriserait la possibilité de plus grands bonheurs collectifs et individuels. Qui se déploierait singulièrement, dans l’ignorance ou au mépris de ce qui nous constituerait en tant qu’« humains » : la culture, la sensibilité, la conscience, l’art, l’humanisme, la spiritualité, les racines, etc. Une ultime ( ?) étape du vaste processus de désacralisation de l’idée d’« homme » après Darwin, Freud, Lévi-Strauss, Foucault, etc.
La deuxième signification, portée par une partie de la Silicon Valley (Ray Kurzweil), est celle d’un idéal d’ « augmentation » de l’homme. La possibilité d’étendre nos capacités et d’approcher l’ambition d’un « surhomme biologique », ou d’une ambition prométhéenne, nous offrant la possibilité de dépasser nos limites en termes de mobilité, d’espérance de vie, de mémoire voire d’intelligence. C’est sur ce registre que prospèrent les craintes d’un dépassement de l’homme par la machine, portées notamment par le fondateur de Tesla Elon Musk, l’astrophysicien anglais Stephen Hawking ou, dans une moindre mesure, par Bill Gates (lettre ouverte de 2015 : « Research priorities for robust and beneficial artificial intelligence »).
La troisième, bien plus radicale, est précisément un idéal de re-création du monde. L’enjeu principal n’est pas réductible à l’univers des réalisations nouvelles, mais au fait même de produire, de décerner à l’homme un pouvoir d’engendrement des villes, des mobilités, et même de notre anthropologie. Cette ambition-là est radicale parce qu’elle autorise l’idée de donner naissance à des formes non-maîtrisées. A la manière d’un créateur engendrant des créatures à ce point vivantes qu’elles en sont autonomes.
Le risque majeur aujourd’hui d’un pragmatisme qui justifie des mutations au cas par cas et qui destitue le débat et la réflexion. Ce « pragmatisme » est celui des réponses aux pathologies de notre temps et de notre corps. Des maladies incurables existent-elles ? Une thérapie génique s’impose ; des pertes de mémoire sont-elles assurées ? Des greffes d’implants paraissent justifiés ; du temps est-il perdu au volant de nos voitures ? Un réseau de véhicules autonomes est bienvenu. Cette vision est notamment portée par Marc Zuckerberg qui justifie l’intelligence artificielle au motif que cette dernière peut contribuer à une future sécurité sociale américaine. En regard des malheurs du monde, au nom de quoi refuser toute innovation, de quelque nature qu’elle soit ?
Ce pragmatisme est compréhensible mais délétère. Il risque d’occulter tout débat, toute recherche sur la signification, sur la direction du monde de demain, sur l’humanité à venir, qu’il s’agisse de l’espèce humaine, de nos modes de vie ou de l’identité de « l’être humain ». Au risque, comme l’aurait dit Hegel, que la signification n’apparaisse qu’a posteriori, la chouette de Minerve, ici aussi, ne prenant son envol qu’au crépuscule.
Alors vite ! Parlons, débattons. Chercheurs, philosophes, entrepreneurs, et surtout citoyens : intervenons !
François Miquet-Marty
Président
Viavoice
[1] Jeremy Rifkin, La troisième révolution industrielle. Comment le pouvoir latéral va transformer l’énergie, l’économie et le monde. Les liens qui libèrent, 20 (The third industrial revolution, Palgrave Macmillan, 2011) et Klaus Schwab, La quatrième révolution industrielle, Dunod, 2017 (World Economic Forum, 2016).