Une gauche vraiment condamnée ?
L’urgence d’une nouvelle offre politique pour peser sur le débat démocratique
Depuis l’élection présidentielle de 2017, avec la refonte du paysage politique et le dépassement du clivage gauche droite, la gauche semble en grande difficulté pour peser aujourd’hui dans le débat politique. Selon les dernières intentions de vote pour l’élection présidentielle de 2022, le « bloc gauche » ne dépasserait pas les 26 – 28 % au premier tour alors qu’il représentait en 2012 près de 43 %… Que sont devenus les électeurs de gauche ? Comment analyser l’essoufflement de ce courant politique ? La gauche pâtit-elle d’un problème d’incarnation, de divisons internes, de bilan ou de lignes politiques « irréconciliables » ?
Le baromètre politique Viavoice – Libération dresse une cartographie de l’électorat de gauche faisant état à la fois de clivages internes évidents mais aussi d’un réel espoir de voir une gauche peser sur le débat démocratique et politique à venir. La seule question qui vaille : à quel prix la gauche peut-elle encore constituer une force politique majeure ?
D’une gauche divisée à la gauche délaissée
Le constat est sans appel pour les électeurs de gauche : la gauche fait état de divisions profondes et son électorat reste lucide sur la difficulté actuelle à s’unir :
- 52 % des électeurs de gauche aujourd’hui estiment que ce qui divise les électeurs de gauche est plus important que ce qui les réunit, seul un tiers d’entre eux pense l’inverse. Les présidences passées semblent avoir amplifié ces divisions ; 55 % des électeurs de François Hollande en 2012 estiment que ce qui divise est plus important que ce qui réunit, 64 % des électeurs d’Emmanuel Macron en 2017.
Symptomatique d’une gauche qui peine à fidéliser son électorat depuis 10 ans, l’existence même d’une communauté de valeurs qui caractérise cette grande famille politique interroge :
- A peine la moitié des électeurs de gauche (49 %) estiment qu’il existe encore des valeurs qui fédèrent tous les électeurs de gauche et 40 % pensent le contraire. Dans le détail, ils sont autant d’électeurs convaincus de l’existence de valeurs fédératrices (12 % de « oui tout à fait ») que d’électeurs convaincus du contraire (12 % de « non pas du tout »).
Au regard de ces premiers constats, la gauche semble plus que jamais en difficulté pour rassembler autour d’une force politique un électorat profondément hétérogène et dont les centres de gravité idéologiques sont bien distincts.
Aides sociales, nucléaire et projection : les gauches en présence
L’analyse de la vision sociétale des électeurs de gauche fait état de clivages marquants autour de trois registres : l’enjeu de la « responsabilisation de l‘individu » qui est lié aux questions d’aides sociales, l’enjeu du nucléaire qui est lié aux questions écologiques et enfin la capacité à se projeter dans l’avenir qui est liée aux situations socio-économiques des électeurs.
Dans un contexte où le paradigme de l’autonomie de l’individu et de l’individualisation des risques ne cesse d’agiter le débat public, la gauche est confrontée à deux visions :
- L’une qui estime qu’en France, il faudrait davantage responsabiliser les individus voyant pointer surtout le risque de l’assistanat, 48 % au global (on retrouve ici les électeurs de Hollande en 2012 et surtout de Macron en 2017) ;
- L’autre qui pense qu’il faudrait surtout davantage de solidarité pour aider les plus démunis, 45 % au global (une opinion défendue notamment par les électeurs de Jean-Luc Mélenchon et de Benoît Hamon).
Cette distinction oppose les mêmes électeurs en ce qui concerne le niveau des aides sociales entre ceux qui les estiment trop élevées, 25 % (27 % des électeurs de Hollande et 28 % des électeurs de Macron) et ceux qui, au contraire, ne les trouvent pas assez élevées, 24 % (32 % des électeurs de Mélenchon).
Sur l’enjeu décisif du nucléaire, l’électorat de gauche rend compte de positions aussi divergentes :
- Entre ceux qui estiment qu’il faut fortement réduire la part du nucléaire en France (19 %), ceux qui pensent qu’il le faudrait mais que ce n’est pas réalisable (40 %) et ceux qui, au contraire, estiment qu’il ne faut pas réduire la part de nucléaire en France (33 %).
Enfin, de manière assez attendue, l’électorat de gauche révèle aussi deux façons de se projeter à l’avenir :
- Une gauche qui va bien et qui voit son avenir personnel avec sérénité, 45 % au global (on observe un alignement entre l’électorat de Hollande et de Macron, et même de Hamon) ;
- Une gauche qui doute, incertaine, plus vulnérable et qui n’est pas sereine quand elle appréhende son avenir personnel, 52 % au global (avec un électorat de Jean-Luc Mélenchon surreprésenté).
Être de gauche : des centres de gravité idéologiques distincts
Incarner la gauche implique d’agir prioritairement sur trois enjeux clairement identifiés :
- Souhaiter une société plus égalitaire luttant ainsi contre les inégalités sociales, pour 56 % des électeurs de gauche. D’ailleurs, 33 % des électeurs estiment qu’être de gauche c’est avoir le souci des populations en difficulté ;
- Avec la réduction des inégalités, être de gauche c’est aussi défendre le « vivre ensemble » et lutter contre toutes formes de discriminations (37 %) ;
- Enfin, la gauche se doit également d’incarner des valeurs républicaines et laïques pour 32 % des électeurs.
Mais la certaine idée de la gauche et de ses combats révèle également des différences d’aspirations entre les électeurs. Des pôles d’aspirations divergents se retrouvent ainsi dans l’analyse des potentialités de vote pour 2022 :
- Parmi les électeurs qui pourraient voter Christiane Taubira, Anne Hidalgo et Yannick Jadot en 2022, la promotion de l’écologie et la protection de l’environnement sont surreprésentées parmi les éléments d’incarnation de la gauche ;
- Auprès de ceux qui pourraient voter Emmanuel Macron en 2022, on retrouve la défense des valeurs républicaines et laïques (42 % contre 32 % en moyenne) ;
- Parmi les électeurs potentiels de Fabien Roussel, être de gauche c’est aussi dépasser le système économique actuel et en inventer un nouveau (28 % contre 18 % en moyenne) ;
- Enfin, les électeurs de Jadot et de Mélenchon se retrouvent aussi dans l’idée que la gauche doit promouvoir une démocratie nouvelle avec davantage de droits pour les citoyens. Nous retrouvons ici les marqueurs d’un électorat adhérant à la proposition de 6e République et des électeurs engagés dans l’action citoyenne directe pour l’environnement.
Ces pôles de gravités idéologiques qui se distinguent selon les électeurs conduisent-ils nécessairement vers des
« gauches irréconciliables » ?
Electeurs de gauche : du défaut d’incarnation à la tentation d’infidélité ?
Si on en croit la photographie des rapports de force des politiques actuels, l’avenir de la gauche semble terne. L’électorat de gauche exprime surtout un défaut d’incarnation car aucune personnalité actuellement présentée à gauche ne fait consensus.
- Christiane Taubira et Jean-Luc Mélenchon apparaissent, pour respectivement 28 % et 27 % des électeurs de gauche, les deux personnalités les plus à même d’incarner l’avenir de la gauche ;
- Les candidats en lice pour la présidentielle de 2022 sont très loin d’incarner pour les électeurs de gauche son avenir, seulement 19 % des électeurs de gauche pensent que Yannick Jadot représente le mieux l’avenir de la gauche, ils sont à peine 12 % pour Anne Hidalgo.
- Seuls 39 % des électeurs de gauche pourraient voter Taubira au premier tour de l’élection présidentielle prochaine et 38 % Jean-Luc Mélenchon, les deux personnalités « préférées » à gauche. A titre de comparaison, 34 % des électeurs de gauche pourraient même voter Macron en 2022 ; c’est 11 points de plus que pour Anne Hidalgo (23 %).
La gauche peut-elle encore espérer une union pour peser à l’avenir sur le débat démocratique et politique ?
Nouvelle incarnation pour peser sur le débat démocratique autour d’enjeux fédérateurs : lutte contre les inégalités, misère sociale et violence
Derrière ces constats, les électeurs de gauche sont loin de penser ce courant politique suranné, dépassé. Au contraire, la nécessité de le voir incarné par une offre politique est essentielle pour ces électeurs qui n’imaginent pas un débat démocratique à venir sans la gauche.
- L’ambition d’une gauche qui pèse, c’est le constat partagé par 81 % des électeurs de gauche qui pensent que la gauche devrait avoir un poids plus important (même 81 % des électeurs de gauche ayant voté Macron en 2017 l’affirment) ;
- 75 % des électeurs déplorent la place actuelle de la gauche, insuffisante dans le débat public, au regard des 78 % qui pensent que les idées de la gauche sont utiles au débat démocratique ;
- Loin de la penser condamnée, 65 % des électeurs de gauche pensent que dans les années à venir, la gauche a vocation à se reconstruire et redevenir une force politique importante. D’ailleurs ils sont autant à attendre l’organisation d’une primaire ouverte à gauche afin de désigner une candidature unique…
- Selon eux, la difficulté rencontrée par la gauche est d’abord de l’ordre des personnalités qui la composent : 49 % estiment que la gauche souffre d’abord de divisions entre des personnes au sein de ce courant politique, 36 % estiment que c’est un problème d’incarnation et de candidats.
Des obstacles qui pèsent sur l’état actuel de la gauche, bien plus que la présence de lignes politiques qui seraient irréconciliables (30 %) ou même de bilan politique (26 %), alors que planent bien souvent les conséquences dites catastrophiques de la présidence Hollande…
- Par ailleurs, malgré les pôles d’idéologies distincts, l’électorat de gauche semble se retrouver autour d’indignations communes : accroissement des inégalités, misère, violence entre les individus.
Dans ce contexte politique bousculé depuis maintenant 5 ans, et qui voit surgir de part et d’autre des mouvements ou des candidatures « nouvelles », la gauche ne disparaît pas.
- Loin d’être condamnée, elle peut compter sur un socle électoral qu’on dit trop souvent apathique, résigné : 85 % des électeurs de gauche pourraient voter à au moins une élection pour la gauche, plus encore, 52 % des électeurs français pourraient voter à au moins une élection pour un candidat ou une liste de gauche.
En dépit de l’hétérogénéité de cet électorat, l’union de la gauche reste un élément d’espérance à gauche mais plus que cela, une possibilité pour ses électeurs. De quoi, à gauche, se transcender enfin ?
Stewart Chau
Viavoice